Gabrielle Duplantier, territoires insaisissables et sfumato photographique
Gabrielle Duplantier est une photographe qui brouille les lisières entre le réel et ses innombrables récits tout en témoignant avec authenticité Gabrielle Duplantier est une photographe française née en 1978. Originaire de la région du sud-ouest de la France, elle grandit entre la ville de Bayonne et les paysages du pays basque, qui influencent fortement son travail artistique. Après des études en arts plastiques et en histoire de l’art, Duplantier se tourne vers la photographie, un médium qui lui permet d’explorer les thèmes de la mémoire, de l’identité, et du territoire.
Elle commence sa carrière en tant que photographe indépendante, travaillant sur des commandes pour la presse et l’édition, tout en développant ses projets personnels. Sa pratique photographique est marquée par un lien intime avec la nature et les gens qui l’entourent. Elle privilégie le noir et blanc, utilisant cette palette pour exprimer une certaine intemporalité et mélancolie dans ses images.
© Gabrielle Duplantier, Terres Basses, Salomé
Le monde grainé et brumeux de Gabrielle Duplantier
Le monde, le réel vécu et représenté, imagé et imaginé de Gabrielle Duplantier est à la croisée de multiples frontières aussi bien géographiques, historiques que narratives.
Les images de la photographe française témoignent, mais en adoptant une appréhension qui relève de l’intelligence sensible, des émotions. Il n’y a pas de discours, ni d’idées appliquées à un lieu (le pays basque, la famille, le Portugal) et ses histoires petites et grandes. Pour autant on ne ressent pas face aux photographies de Duplantier, aux faux airs pictorialistes, l’omniprésence de la subjectivité de l’artiste. Tout au contraire, on observe un certain effacement de l’auteur de la prise de vue, qui se fond dans une ambiance, un milieu, s’oublie et déclenche sans aucun formalisme.
Pour apprécier l’aspect méandrique et fluide du travail de Gabrielle Duplantier il suffit de le comparer à celui d’une autre grande photographe Tina Modotti (voir notre article), qui bien que très proche également de son sujet, n’a pourtant cessé d’y accoler ou un formalisme rigide ou un discours politique.
Les lisières chez Duplantier sont perméables, elles fluctuent du « réel » à son récit intime et collectif.
© Gabrielle Duplantier, Wild Rose
La photographe parle d’ailleurs au sujet du défaut de précision de ses clichés de sfumato, dont la fonction picturale première est d’atténuer les contours, de rendre les passages entre les plans plus fluides.
Le réel factuel est pour Duplantier trop raide et encombré. Elle admet gommer régulièrement tous les éléments évoquant la modernité, poteaux électriques, véhicules, et autres objets du désenchantement de la « vie moderne ».
Le réel n’est d’ailleurs, par bien des aspects, que le tissage plus ou moins hasardeux du temps et des événements qu’il égrène, toujours en tensions et contradictions, remué de conflits inextricables, ponctué de moments d’harmonie calmes ou tumultueux où les faits, la matérialité semble rencontrer les récits particuliers ou/et communs.
L’image elle-même est toujours une narration qui chez Duplantier s’inscrit dans une tessiture qui procure à l’image une matière presque palpable. L’image fuligineuse, grainée et brumeuse liquéfie le cadrage photographique, l’instant photographique semble se prolonger hors du cadre, en deçà et au-delà du temps figé.
© Gabrielle Duplantier, Volta
Il y a du grain comme un épiderme, une imprécision plus exacte que le piqué photographique, des zones voilées ou ténébreuses qui masquent pudiquement ou révèlent avec attention. Rien n’est explicite quoique souvent évident, clair.
L’intelligence photographique de Gabrielle Duplantier est une intelligence sensible qui se glisse dans les interstices et dévoile.
C’est un monde de la sensualité farouche. Il y a de la mélancolie et de l’exultation, peut-être bien une certaine colère, une rébellion en forme de fuite ou retrait contre les normes, la platitude des mondes proposés par le flot pesant des images du monde « actuel ». L’univers imagé de Duplantier est inactuel.
Et…étrangement, la photographie de Gabrielle Duplantier évoque par le visage même de l’artiste et son univers celui de Griseldis Réal qui disait:
« Pour moi la “fiction” et le “réel” sont indissociables. Ils ne forment qu’un, un seul univers, un jardin des Délices, un jardin des Supplices, ils sont entremêlés. Pour moi, le réel EST la fiction, et la fiction EST réelle. Sans doute suis-je folle ? Je suis identifiée à TOUT ! Je suis perpétuellement extensible, habitée, imagée. Je ne m’appartiens pas.»
— Les Sphynx, lettres à jean-luc Hennig. Grisélidis Réal.
Portrait de Gabrielle Duplantier
Photographie humaniste et narration subjective
L’approche photographique de Gabrielle Duplantier est souvent décrite comme poétique et introspective. Ses images se distinguent par leur qualité atmosphérique, où le flou, les ombres, et la lumière naturelle jouent un rôle central. Elle crée des photographies qui oscillent entre le documentaire et le témoignage intime, ou plutôt particulier.
Une manière de ne pas écraser le sujet de la photographie, de lui rendre sujet dans sa singularité rétive aux catégories.
© Gabrielle Duplantier, Wild Rose
Duplantier se démarque par sa capacité à créer des portraits qui transcendent la simple représentation pour évoquer une histoire plus vaste, souvent liée à l’identité culturelle et personnelle. Ses sujets sont fréquemment des membres de sa famille, des amis, ou des inconnus rencontrés au hasard de ses promenades, mais toujours représentés comme faisant corps dans l’instant. Ses photographies révèlent une fascination pour le corps et le visage humain, ainsi qu’une exploration des thèmes de la féminité et des relations familiales.
Son travail est également marqué par une forte influence du Pays basque, non seulement en tant que lieu physique, mais aussi en tant que source d’inspiration culturelle. Les paysages de cette région, avec leurs montagnes, leurs forêts, et leur atmosphère brumeuse, sont omniprésents dans ses images et contribuent à l’aspect insaisissable et contemplatif de son travail.
Dans une certaine mesure, Gabrielle Duplantier est une photographe qui s’inscrit dans la tradition de la photographie humaniste (voir la note en bas de page), notamment Marc Riboud, tout en y apportant une dimension plus introspective moins étonnamment subjective.
© Gabrielle Duplantier, Terres Basses, Claire
Gabrielle Duplantier et Tendance Floue
Gabrielle Duplantier est associée au collectif Tendance Floue, un groupe de photographes français fondé en 1991 qui explore les limites de la photographie documentaire et artistique. Ce collectif est reconnu pour sa volonté de renouveler les pratiques photographiques en repoussant les frontières entre les genres et les médiums, tout en abordant des thèmes sociaux, politiques, et poétiques.
Gabrielle Duplantier, connue pour son approche « sensible » et subjective, s’intègre naturellement dans l’esprit de Tendance Floue.
Le corpus de la photographe se rapproche d’ailleurs assez fortement de celui de Grégoire Eloy (voir notre article sur Grégoire Eloy), autre membre du collectif Tendance Floue.
Tendance Floue est un collectif qui privilégie la liberté d’expression et l’expérimentation. Les photographes du collectif, y compris Duplantier, participent à des projets qui dépassent les simples images pour inclure des installations, des publications expérimentales, et des œuvres collectives.
L’influence de Tendance Floue sur le travail de Gabrielle Duplantier se manifeste dans une certaine audace formelle et dans l’exploration de nouvelles façons de raconter des histoires à travers l’image. Le collectif encourage une réflexion sur le rôle de la photographie dans la société contemporaine, ce qui peut amener des photographes comme Duplantier à questionner leurs pratiques, à expérimenter avec les formats, et à aborder des thèmes sous un angle plus conceptuel ou collectif.
Gabrielle Duplantier : Principaux Travaux et Séries Photographiques
Volta (2017)
© Gabrielle Duplantier, livre Volta
“Volta” est l’un des travaux les plus connus de Gabrielle Duplantier. Ce livre, publié en 2017, rassemble des photographies prises au Portugal, en Afrique de l’Ouest, ainsi que dans le Sud-Ouest de la France. Le terme “Volta”, qui signifie “retour” en portugais, fait référence au thème du voyage et du retour aux origines, omniprésent dans cette série.
Les images de “Volta” sont marquées par une atmosphère onirique, où les visages, les corps, et les paysages semblent flotter entre rêve et réalité. Duplantier utilise le noir et blanc pour renforcer cette dimension intemporelle et mystérieuse, créant une série qui évoque à la fois la mémoire et la transformation.
“Volta” reflète les thèmes centraux du travail de Duplantier : la quête d’identité, les racines, et la connexion entre les lieux et les personnes. Le projet prend une dimension autobiographique, où l’artiste explore ses propres origines tout en s’interrogeant sur l’idée du retour, que ce soit au sens littéral ou métaphorique. Cette série s’inscrit également dans une tradition de la photographie humaniste, tout en adoptant une approche plus subjective et introspective.
Terres Basses (2021)
“Terres Basses” est une série qui plonge dans les paysages du sud-ouest de la France, en particulier le Pays basque, une région profondément liée à l’histoire personnelle (la perte de sa mère) et familiale de Duplantier. Le titre évoque à la fois la richesse et l’obscurité de la terre, symbolisant la profondeur et la complexité des émotions liées à ce territoire.
© Gabrielle Duplantier, livre Terees Basses
Les photographies de cette série sont d’une grande beauté visuelle, avec des contrastes marqués et une utilisation subtile de la lumière. Les paysages sont souvent baignés de brume ou de pluie, créant une atmosphère de mystère et de mélancolie. Les portraits, quant à eux, montrent des individus ancrés dans cette terre, avec une force tranquille et une présence presque mythique.
“Terres Basses” est une exploration des liens profonds entre l’homme et la nature, ainsi que de l’impact des lieux sur l’identité. La série s’inscrit dans la continuité du travail de Duplantier, qui a toujours été fasciné par les paysages de sa région natale et par la manière dont ces paysages façonnent les gens qui y vivent. “Terre Noire” peut être vu comme une méditation sur la nature sauvage et indomptée du Pays basque, et sur la façon dont cette nature influence les émotions et les souvenirs.
Wild Rose (2024)
Wild Rose est le dernier livre de Gabrielle Duplantier. Il évoque encore la maison familiale et ce qui gravite autour mais dans une manière plus légère et lumineuse que les deux livres précédents. Le sfumato photographique continue de nimber ses clichés et de brouiller les fils narratifs ainsi que le partage entre l’intériorité et les référents factuels de la prise de vue.
© Gabrielle Duplantier, livre Wild Rose
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Citations de Gabrielle Duplantier:
« []mes photographies ne sont pas là nécessairement pour montrer le réel tel qu’il est, j’essaie de sortir de ça, de me décaler et de montrer les choses par un filtre un peu vaporeux, un peu mystérieux. »
« Quand je fais une photo, tout de suite, je ne pense pas ni au passé ni au futur. Je suis dans un instant présent total, absolu, je suis complètement désinhibée. J’ai un rapport avec le présent qui est assez puissant. »
« Dans mes portraits de femmes, j’ai toujours envie qu’on ait cette impression qu’elles sont seules, qu’elles sont en elles, très introspectives. Pour moi, c’est important pour créer quelque chose qui va s’envoler, qui ne soit pas ramené au réel, une indolence, quelque chose qui les sort d’elles. »
© Gabrielle Duplantier, Sète
Gabrielle Duplantier :“J’essaie de faire des petits poèmes en images ».
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Note:
La photographie humaniste
La photographie humanisteest un mouvement qui a émergé principalement en Europe, et plus particulièrement en France, durant l’entre-deux-guerres et l’après-guerre, s’étendant des années 1930 aux années 1960. Ce courant photographique se caractérise par une attention particulière portée à l’être humain, à sa vie quotidienne, et à son environnement. Les photographes humanistes cherchaient à capturer la singularité et la dignité des individus, souvent dans des contextes simples ou ordinaires, mais chargés de significations sociales et émotionnelles.
Le mouvement a pris forme dans un contexte marqué par de profondes transformations sociales et économiques. Les années 1930 voient la montée du fascisme, le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, et les bouleversements qui en découlent. Après la guerre, les photographes humanistes trouvent leur inspiration dans la reconstruction, le retour à la paix, et la redécouverte des valeurs de solidarité et d’humanité.
Paris, en tant que centre culturel et artistique, devient le foyer du mouvement. La ville, avec ses rues animées, ses marchés, ses cafés, et ses scènes de la vie quotidienne, offre un cadre idéal pour les photographes désireux de documenter l’âme humaine dans son quotidien. Les magazines, les livres, et les expositions jouent un rôle crucial dans la diffusion de ces images, popularisant cette vision humaniste de la photographie.
La photographie humaniste se distingue par son approche empathique et souvent optimiste de la condition humaine. Elle s’éloigne de la froideur du photojournalisme pur, cherchant à transmettre une émotion, une histoire, ou un instant de vie qui parle au spectateur sur un plan personnel et universel. Les photographes humanistes ne se contentent pas de documenter, ils cherchent à établir une connexion émotionnelle entre le sujet photographié et le spectateur.
Le style de la photographie humaniste est souvent spontané et naturel, avec un accent sur la lumière naturelle et les compositions simples, mais évocatrices. Ce type de photographie privilégie l’instantanéité et la vérité du moment, parfois au détriment de la perfection technique.
Le mouvement a cependant été critiqué pour sa tendance à idéaliser la vie quotidienne et à présenter une vision parfois nostalgique ou « romancée » de la réalité, en particulier en période de difficultés économiques et sociales. Certains critiques soulignent que cette approche peut occulter les aspects plus sombres de la condition humaine. Néanmoins, la photographie humaniste a joué un rôle essentiel dans la mise en valeur de l’individu et dans la documentation des petites joies et luttes de la vie ordinaire.
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Source: “Gabrielle Duplantier, territoires insaisissables et sfumato photographique”, paru en premier sur artefields.net le 04-09-2024.
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Auteur : Thierry Grizard