Katrin Koenning photographie de la présence
Katrin Koenning, les états non significatifs
Photographie sensorielle et présence
Katrin Koenning (née en Allemagne, 1978, elle vit et travaille en Australie) pratique une photographie sensorielle qui tente, dans le périmètre limité de l’intime, de faire apparaître à l’image la singularité irréductible de moments ordinaires.
© Katrin Koenning
Une démarche, par certains aspects, très proche de Sally Mann ou Emmet Gowin. A l’instar de ses deux prédécesseurs sa démarche ne relève ni du témoignage (Diane Arbus, Nan Goldin), ni réellement de l’autobiographique, et encore moins de l’instant décisif, son approche est plutôt « phénoménologique ». La photographie semble être pour Katrin Koenning une forme de dévoilement d’états de choses qui outrepasse la capture photographique. Le cliché préserve de la disparition temporelle tout en dévoilant, parfoisa posteriori, ce qui est ou était intimement inscrit (en puissance), présent là dans “les choses”, comme serti au sein des « moments ». A l’instar de Sally Mann ou Emmet Gowin on y retrouve une manière de photographie heuristique.
Emmet Gowin décrit fréquemment son travail autour de Danville comme une prière, notamment quand il s’efforçait de fixer sa subjugation pour Edith, représentée (mise en présence), révélée et non pas photographiée, tel un acte de dévotion envers une Magna Mater. Comme ces deux photographes Katrin Koenning œuvre au fil du temps (voir le film de Win Wenders) en abordant les précipitations, condensations et dilations du cour anodin des choses et des êtres, sans les subordonner à une quelconque finalité, un temps non reproductible, hors du labeur, un courant temporel à la durée fluide et improductif.
Instants et rétrospection
La photographe allemande fait d’états singuliers sans qualité (téléologique) la matière de sa photographie. Pour autant, elle ne se cantonne pas à fixer des singularités, tout au contraire, dans bien des cas, elle les suscite. En effet, nombre des séries de l’artiste font l’objet de retouches et retraitements photographiques très importants.
Elle déréalise par exemple des clichés de famille ordinaires en les désaturant. Elle les blanchit, instillant un effet de dissipation, d’éloignement. Le geste d’un homme âgé qui bricole devient alors un événement particulier, l’intersubjectivité, le lien (empathique, sensoriel, mnésique) de l’état de chose capturé, comme le travail rétrospectif de mémoire, prennent possession de l’instantané qui, précisément, n’a plus rien d’un instantané. Le travail de laboratoire (numérique) n’est pas pour autant un artifice. Il faut le considérer comme une manière de modeler (à travers la manipulation de la lumière et les valeurs) une ambiance, autant dire un état de chose spatio-temporel. C’est une gestation de ce qui habite le temps révolu de la capture, mais encore et toujours présent grâce à la photographie. La post-production est une introspection et non un quelconque trucage. Il y a dans le travail de Katrin Koenning à la fois une posture devant le fil du temps qui se déroule et qu’elle s’efforce de fixer, et un effort rétrospectif phénoménologique de méditation/médiation sur le contenu potentiel de l’image qui exige un labeur de dévoilement. C’est une expérience sensorielle en deux temps, immergée dans le devenir et en rétrospection.
© Katrin Koenning
Corrélations et hyperbates
Une image n’est jamais seule. Aucune image n’est isolée, le simple fait de la voir, de la distinguer et de la regarder comme une image signifie que tout un réseau lui sert de terreau. On ne voit jamais à proprement parler l’image photographique comme un fait, un objet unique. Le tirage photographique appartient non seulement à un ensemble plus large qui le fait signifier, mais lorsqu’on le regarde on voit aussi plus que ce qui y est fixé. Dans sa recherche de ce qu’il y a entre les états de choses, Katrin Koenning cherche à évoquer ce « milieu » qui nourrit l’image.
Il y a des images qui néanmoins s’isolent plus aisément que d’autres, et certaines qui seules ne sont rien. Les images de Katrin Koenning relèvent fréquemment de ce second registre. A vrai dire elle proclame vouloir donner à ses séries photographiques un caractère général de récit, mais allusif, plutôt une collection de singularités gravitant autour d’une préoccupation centrale. Le récit est de l’ordre de la documentation, de la recherche documentaire mais sous la forme d’un pointillisme aux accents existentialistes, à l’image de mythe personnels, c’est-à-dire une « explication » par généalogie, histoires familiales, et quelque fois à l’opposé, à travers de grands principes (la Nature, la Mort, la solitude, etc.) incarnés dans le singulier, le particulier, la maladie d’un être cher par exemple, l’éloignement physique, et ainsi de suite.
Dans « Indefinitely » (2007 – 2018) Katrin Koenning corrèle des événements séparés par le temps et la distance pour exhiber que ce qu’il a « entre » n’est en aucun cas vide, que l’absence physique n’est pas un non-être, une absence de présence. La narration rétrospective agit à l’instar d’une dialectique du contingent et du singulier qui s’efforce de faire poindre la conscience d’une présence à la fois particulière et plus fondamentale, susceptible d’être montrée et partagée de manière significative.
© Katrin Koenning
La narration de Katrin Koenning n’est donc pas une fiction, les articulations discursives qu’elle développe sont comme des hyperbates, elles prolongent ce qui devrait être considéré comme clos
Momentum et punctum
En réalité, Katrin Koenning ne fait pas de la photographie, elle travaille le temps et l’intersubjectivité. On peut considérer son approche de photographe comme une expérience, éventuellement une performance, dans tous les cas une action qui exige bien plus que l’instantané pressé de fixer un moment jugé cocasse, important, etc. qui se réduira finalement à une anecdote. Ce qui intéresse la photographe c’est le momentum (le temps comme élan, flux) pour essayer de parvenir au punctum de Roland Barthes, une fulguration qui outrepasse l’image en dehors de toute finalité précise.
© Katrin Koenning
La photographie de Katrin Koenning élude donc l’acuité visuelle, elle recherche les écarts, l’indéfini, les filés flous, ce qui, par-delà l’effet onirique ou surréaliste, est propice aux ouvertures vers quelque chose d’extérieur au cadre. Elle ne veut pas montrer, démontrer ou déclarer, mais suggérer de manière participative. C’est bien une photographie phénoménologique du hors cadre, sensorielle, qui tente de rendre “visible” la présence des lieux, l’intersubjectivité, la mémoire et l’espace, une sorte de manifestation à travers l’accident et le contingent d’une forme de mystère et d’évidence.
© Katrin Koenning
“Much of my work rotates around the idea of returning to things ; it’s through immersion that I can be part of something. The return enables me to know, the knowing makes me love, the loving authors me.” _ Katrin Koenning (Fotoroom.co)
© Katrin Koenning
Quelques séries photographiques de Katrin Koenning :
Rausch (2016-2018) : Série à propos du bruit.
Midnight in Prahran (2012-) : Série sur son lieu de résidence en Australie.
Four Lakes (2017-) : Résidence en Inde, série traitant du réalisme magique.
Indefinitely (2007-2018) : Série abordant la notion de distance, d’absence et de présence.
Pott (2012-2018) : Katrin Koenning ausculte son lieu de naissance dans la Ruhr.
The Crossing (2009-2017) : Impact de l’activité humaine sur la nature en Australie, une sorte d’enquête sur les états de la nature.
Lake Mountain (2010-2018) : Étude sur le réchauffement climatique.
Collisions & Successions (Glow) : Série sur la lumière.
Near (2005-) : Série sur l’ordinaire, le sans-qualité et la présence.
© Katrin Koenning
Auteur : Thierry Grizard