Henry Wessel déambulations californiennes
Henry Wessel, l’étrangeté du banal
Henry Wessel (1942/2018) durant des décades photographia la Californie qu’il découvrit en janvier 1969 alors qu’il arrivait de New York froid et asphyxié d’un ciel bas, sombre. Le choc fut total pour lui, le ciel limpide, métallique, les ombres précisément détachées et les profils acérés lui donnèrent immédiatement envie de photographier sans discontinuer.
© Henry Wessel.
Street Photography et soft eyes
Henry Wessel est très prolixe concernant ses déambulations photographiques. Il s’efforce au long de chacun de ses entretiens de décrire ce qu’il qualifie de « soft eyes », c’est-à-dire un regard vierge, ingénu qui se rend disponible aux épiphanies de la banalité.
Le photographe américain insiste constamment sur l’absence de projet, de prédétermination ou de grille de lecture préétablie. Lors des périples photographiques il fait en sorte de se rendre disponible pour déceler ce qui est, en temps normal, quand un objectif nous détermine, invisible. La photographie nouvelle, répétait-t-il, celle qui ne sera pas une redite, est toujours cachée. Il faut donc impérativement faire l’expérience de la déambulation photographique, d’une balade hasardeuse, sans but.
Qu’il s’agisse d’un trajet du quotidien, d’une recherche, d’une relecture du réel, d’un travail documentaire ou autres, tous ces impératifs pèsent sur le regard et lui ôte, d’emblée, toute chance d’être singulier.
Photographier c’est se mettre en disponibilité pour faire apparaître les singularités (voir aussi notre article sur Todd Hido). En ce sens Henri Wessel est un « street photographer », il y a bien une part de la réceptivité de l’Instant Décisif Bressonien.
La similarité demeure cependant très superficielle, Henry Wessel ne recherche pas l’anecdote, ou un agencement significatif, ou un cadrage révélant la présence du photographe, il ne témoigne pas non plus. Il se met en disposition pour faire apparaître des événements particuliers et sans qualité notoire qu’il capture au fil des errements urbains et suburbains, en ce sens il est sur certains points assez proche de Vivian Maier (voir notre article).
© Henry Wessel.
Paysages californiens du quotidien
Henry Wessel quoiqu’il en dise a sinon un projet tout du moins une « sensibilité » visuelle particulière qui teinte son travail. Ce qui l’intéresse, ce qui attire son regard en situation de « soft eyes », c’est avant tout l’étrangeté, l’équivoque, ce qui brise l’image lissée et d’étoupe du quotidien.
Le quotidien observé depuis celui qui y échappe est propice à d’innombrables glissements. Le quotidien capturé par Henry Wessel n’est cependant pas celui de New York, du Texas ou du Middle-west, il s’agit essentiellement de la Californie et de son architecture vernaculaire, c’est-à-dire des paysages suburbains surplombés par un ciel immaculé et tranchant. Les incursions du photographe prennent systématiquement placent dans les banlieues californiennes, les bords de mer, ou l’arrière-pays aux horizons rectilignes, aux traces urbaines éparses.
L’influence d’Edward Ruscha (voir notre article) et ses livres d’artiste publiés dans les années1960 (Twenty-Six Gasoline Stations (1962), Various Small Fires (1964), Thirty-Four Parking Lots (1967)) est prépondérante pour cette génération de photographes. Le projet d’Ed Ruscha était, dans la perspective de l’effacement du geste artistique, de montrer la banalité des nouveaux paysages suburbains dans un format de livre d’art précieux qui soit en contradiction avec l’objet sans intérêt de la publication. Pour l’artiste peintre américain il était également crucial que la valeur de la photographie elle-même soit banale, sans qualité.
De nombreux photographes se sont emparé, en partie à contre sens, de la démarche d’Edward Ruscha. Ils ont adopté avec enthousiasme ces nouveaux territoires, au sens littéral comme au sens esthétique. Ils ont été fascinés par la « beauté » vide, fallacieuse des nouvelles zones urbaines et formes de vie. Des paysages photographiques et documentaires se dévoilaient aux yeux de toute une génération.
© Henry Wessel.
Les nouveaux topographes
En 1975, William Jenkins organisa à la George Eastman House de Rochester une exposition intitulée « New Topographics : Photographs of a Man-Altered Landscape ». Elle regroupait précisément Henry Wessel, mais aussi Stephen Shore, Joe Deal, Frank Gohlke, Nicholas Nixon, Robert Adams, Lewis Baltz et John Schott. Le propos de cette exposition était de montrer au public l’apparition en photographie des nouveaux paysages anonymes, objets aussi bien de démarches « artistiques » que documentaires.
Ces paysages sans style étaient également des sujets de prédilection en Europe avec la Photographie Objective allemande représentée, entre autres, par Bernd et Hilla Becher et leurs disciples : Thomas Ruff, Andreas Gursky, Thomas Struth ou Thomas Demand, (voir nos articles).
En réalité, les paysages urbains de cette génération sont loin d’être dénués de style, de traits esthétiques représentatifs d’une époque et d’une école. On pourrait les caractériser par des cadrages non démonstratifs, refusant tout effet graphique, le retrait du photographe comme auteur et « sensibilité », une lumière étale, l’absence de tout effet dramatisant. D’autres traits peuvent être encore soulignes comme l’absence manifeste de relation avec les sujets photographiés, la domination du paysage sur les individus qui sont plutôt des types sociologiques que des personnes.
On retrouve ainsi chez Henry Wessel une grande partie des caractéristiques des nouveaux topographes.
© Henry Wessel.
La photographie rétrospective
Henry Wessel occupe néanmoins une place très singulière dans ce mouvement artistique de la banalité. En effet le photographe américain n’est ni un documentariste, ni un témoin, au sens strict, de son époque. C’est avant tout un narrateur.
En effet, la manière de procéder du photographe est assez particulière. Il engrangeait dans un premier temps des images, des captures saisies de manière instinctive, sans aucune finalité particulière, avec pour seule méthode l’usage (depuis les prémices de sa carrière) exclusif d’un Leica M3 et d’un 28 mm, en partant en chasse tôt le matin ou en fin de journée.
Avant qu’un projet naisse de ces prises de vue il fallait parfois à Henry Wessel de nombreuses années. C’est ainsi qu’il compulsait en permanence dans son studio d’innombrables planches contact jusqu’à ce qu’une cohérence par corrélations formelles et narratives se fassent jour. Il assemblait alors des cliches parfois éloignés les uns des autres de plusieurs années.
Après les déambulations arbitraires vient donc ce que Henry Wessel désigne comme la connaissance, le décèlement de ce qu’il y a de spécifique dans telle ou telle photographie et ce qui avait alors attiré inconsciemment son œil. Il y a donc une redécouverte qui révèle l’image à elle-même.
Une fois ce travail accompli de collection qui différencie et assemble Henry Wessel laisse place au travail de l’imagination qui va lui permettre de créer au fil des images une trame narrative implicite.
© Henry Wessel.
Henry Wessel était grand amateur de romans noirs et policiers, notamment ceux de James Ellroy qui a fréquemment décrit un Los Angeles inquiétant, perclus d’hypocrisie, de façades pimpantes rongées par une lèpre incoercible de corruption, perversion, de solitude.
Le photographe a retenu le sentiment que derrière le décor californien séduisant ou rassurant se cache l’étrange, que les glissements possibles sont innombrables. Ils se produisent sous une lumière et des cieux immaculés que le photographe exalte dans de fines nuances de gris où la dramaturgie du noir et blanc n’a pas sa place. La narration est donc le troisième temps de la photographie « Wesselienne ». Elle induit avec beaucoup d’ironie le bizarre, la suspension ou l’attente.
Henry Wessel est un photographe de rue, il divaguait avec son Leica se disposant au hasard, puis revenu au studio un long travail de maturation, parfois de plusieurs années, commençait, une sorte de récollection où la photographie se révèle dans sa véritable singularité. Le photographe californien créait donc a posteriori des ensembles dont il finissait par déceler l’agencement formel propice à de nouveaux récits totalement étrangers à la prise de vue initiale. C’est probablement l’aspect le plus originale du travail de Henry Wessel.
© Henry Wessel.
Auteur : Thierry Grizard