Photographie et paysages photographiques
Du pictorialisme à la Photographie Pure
Le paysage a été très vite un des sujets privilégiés de la photographie, notamment en réaction au pictorialisme qui restait attaché à la tradition picturale.
Dès les années 1920 nombre de photographes optent pour une vision opposée à l’aspect composé, brumeux, romantique ou onirique et de studio des tenants du pictorialisme.
Robert Demachy (1859-1936).
D’ailleurs, parmi les plus célèbres représentants de cette photographie qui s’emparent du médium pour ses qualités spécifiques beaucoup sont passés par le pictorialisme. C’est notamment le cas d’Edward Weston qui après s’être fait connaitre pour ses qualités de photographe de studio et de portraitiste à la mode pictorialiste renonce à toute forme d’artifice, sous l’influence des mouvements agitant l’art moderne, l’art abstrait naissant, le cubisme également. Dès lors, il se fera le chantre inflexible et enthousiaste de la Straight Photography, la photographie pure, qui tente de saisir le réel avec le moins d’intervention possible et une technique photographique irréprochable.
En Allemagne la Neue Sachlichkeit, la Nouvelle Objectivité, trouve en Albert Renger Patsch l’un de ses représentants le plus emblématique.
Albert Renger-Patsch
Cette approche « objectiviste », soucieuse du réel capté avec le moins de distorsions possibles, y compris techniquement, a permis de voir surgir de nouveaux motifs photographiques.
On passe du paysage évocateur, onirique, ornemental à la « prévisualisation » prônée par Edward Weston d’objets artificiels ou naturels, mais surtout on voit surgir dans les sujets abordés le monde non plus seulement social (Eugène Atget, George Sanders) mais industriel, urbain et périurbain. L’influence du Bauhaus est évidemment prépondérante dans cet élan vers une supposée objectivité et l’intérêt porté aux nouveaux objets manufacturés. Il faut également souligner l’influence du Précisionnisme américain sur un photographe tel que Weston, en particulier Charles Demuth (1883-1935) et Charles Sheeler (1883-1965), ce dernier ayant réalisé de nombreux clichés préparatoires pour ses œuvres peintes, lesquelles s’apparentent sans restriction à la Straight Photography.
Laszlo Moholy Nagy, 1930.
Urbanité périphérique et paysages des signes
Cette tradition de l’approche objectivitiste est demeurée influente jusqu’aux années 1960. C’est alors que nombre d’artistes dont des photographes se rebellent contre le formalisme envahissant qui dominent les arts plastiques (l’abstraction), comme la photographie « artistique ».
Apparaissent alors sous l’influence des Néo-Dada dont Robert Rauschenberg et Ed Ruscha de nouveaux paysages. Les arts visuels en se portant vers des centres d’intérêts propres à leurs époques révèlent des « entités » jusqu’à lors inconnues.
En 1962, Ed Ruscha expose en compagnie de Jim Dine, Roy Lichenstein, Andy Warhol, entre autres artistes, au Norton Simon Museum (Etats-Unis, Pasadena). Cette exposition collective s’intitulait : « New Painting of Common Objects ». Cet évènement est non seulement considéré comme l’acte de naissance du Pop Art mais aussi celui de la mise à jour de nouveaux objets et paysages, dont la valeur sémiotique saute alors aux yeux de tous, comme le vide qui semble se répande entre ses éléments de surexposition.
Le péri-urbain, les paysages de banlieue sans valeur, surgissent subitement dans la photographie et deviendront ainsi un sujet privilégié. Ces paysages ont pour particularité de montrer non plus des objets prétendument révélés dans leurs « essence » (Edward Weston) ou dans une vision mystique et panthéiste de la Nature (Anselm Adams) mais de décrypter le réel comme un fait sociologique et un ensemble de signes.
Ed Ruscha dans son livre d’artiste « Twentysix Gasoline Stations » (1963) voulait avant tout cultiver le paradoxe d’une édition d’art luxueuse portant sur des sujets sans intérêt, ni valeur plastique (cadrages volontairement non composés, éloignés de tout effet graphique ou de recherche de lumière).
Ed Ruscha.
Cette vision est évidemment tributaire du Pop Art et de du nominalisme de l’art conceptuelle. Il a surtout permis le surgissement de nouveaux lieux jusqu’ici inaperçus.
A la jonction de la Street Photography et l’approche conceptuelle et Pop Art d’Ed Ruscha des photographes tels que Henry Wessel, Egglestsone, Stephen Shore, Joel Meyerowitz, se sont mis à parcourir les villes, les périphéries et les interstices entre ces nœuds pour porter au regard une urbanité industrielle, anonyme, uniforme, migratoire et massifiée, en emprise totale sur l’environnement naturel, domestiqué et cantonné au rang d’accessoire urbain ou de repos domestique.
Ces photographes des signes de la modernité l’ont dépeint certes de manière critique mais dans un contexte de relatif optimisme. L’horizon du paysage de la « American Way of Life » de la modernité progressiste et consumériste est encore relativement prometteur de progrès et d’améliorations collectives.
Stephen Shore.
Paysages photographiques et anthropocène
A partir des années des 1970 et surtout 1980 tout semble basculer. Le modèle progressiste commence à exhiber certaines de ses défaillances. Le paysage sémiotique, critique et analytique fait progressivement place à un désenchantement général.
Des photographes tels qu’Edward Burtynsky, Emmet Gowin, Andreas Gursky, Thomas Ruff, Yann Arthus-Bertrand et, dans une certaine mesure, Jeff Wall, décrivent un paysage urbain ou naturel en délitement.
Ceux-ci ont été précédés par les Nouveaux Topographes, c’est-à-dire principalement Robert Adams, Lewis Baltz, Stephen Shore et Bernd et Hilla Becher.
En 1975, la George Eastman House de Rochester produit une exposition collective intitulée « New Topographics : Photographs of a Man-Altered Landscape », qui marque une rupture radicale dans l’approche photographique du paysage. En effet, la photographie de paysage sous l’effet de l’évolution sociale et économique, et des mouvements artistiques affiliés au minimalisme et l’art conceptuel, ne peut plus renvoyer du paysage une image romantique, pittoresque ou panthéiste. Le nouveau monde est en train de définitivement altéré le rapport de l’homme à la Nature, qu’il exploite tel un objet qui lui est extérieur, comme s’il ne s’agissait pas là de son environnement naturel, mais d’une matière à modeler et transformer à l’infini sans considération de la limitation de ces ressources.
Robert Adams. Lewis Baltz.
Edward Burtynsky, dans la suite de cette lame de fond culturelle, cartographie depuis de nombreuses années, avec une rigueur héritée de la Straight Photography, les méfaits de l’industrialisation à outrance et la mondialisation. Mais à l’inverse d’un Sebastião Ribeiro Salgado, ces photographes demeurent des paysagistes marqués par le formalisme et la rigueur de la Photographie Pure. En outre, dans la droite ligne de cette tradition, l’humain en tant que tel est presque toujours absent ou réduit à l’échelle d’unité englobée dans la description apocalyptique de la post-modernité.
Ce qui est exhibé, ce sont des traces, les balafres que l’humain impose à la nature. Ces photographes de la postmodernité stigmatisent l’impact du mode de vie moderne. Ils rendent compte des blessures du paysage. C’est l’irruption de l’anthropocène dans la photographie qui, de ce point de vue, est devancière par rapport aux arts plastiques qui demeurent attachés aux éléments de langage de l’histoire de l’art qui est ici confronté à un objet complètement nouveau, un motif inédit qui n’existe dans aucune tradition pour la raison simple qu’il n’est apparu que depuis quelques décennies. Il y a bien quelques artistes qui se sont saisi avec talent de ce sujet, notamment Tomàs Saraceno, ou Olafur Eliasson. La photographie conserve néanmoins sur ce point un rôle inaugural.
Edward Burtynsky
Paysages dystopiques
Dans le registre de la description de la post-modernité on rencontre également des photographes qui, ou donne un constat sous forme de mise en perspective narrative par collisions visuelles et paradoxes, ou des artistes visuels qui prolongent l’acte photographique au-delà de la capture.
Mitch Epstein fait partie de la première catégorie, il parcourt les Etats-Unis à la recherche d’ellipses visuelles qui agissent comme des constats amères des ravages de l’ère post-industrielle et mondialisée. Il y a dans les images de Mitch Epstein des éléments d’une projection de l’ère actuelle vers un futur plutôt sombre.
Michael Wolf, est assez proche de cette démarche. Il ausculte les mégalopoles et reporte dans des cadrages rigoureux au téléobjectif des conditions de vie déplorables, réduisant à l’individu à un rouage digne de Metropolis (Fritz Lang, 1927).
On n’est pas dans une dystopie au sens strict mais dans des annonces, des prophéties modestes mais visuellement très efficaces.
Mitch Epstein Michael Wolf.
Avec Hiroshi Sugimoto, qui est un artiste photographe conceptuel, on est de plain-pied dans la dystopie. Celui-ci se saisit d’un des caractères fondamentaux de la photographie, sa temporalité. S’efforçant de dépasser la capture d’un moment déterminé il a photographié des paysages en pose longue, dans la perspective dans rapporter le fil du temps. De même, il a détourné l’idée de mise au point pour appliquer littéralement la notion de focus à l’infini. Il en résulte des paysages architecturaux, entre autres, dont la mise au point est au-delà de l’objet, comme si l’objectif pouvait ainsi saisir l’après du paysage où est inscrit la production humaine (pour en savoir plus consulter notre article sur Hiroshi Sugimoto). Dans le même ordre d’idées il a posé sa chambre photographique devant des écrans de cinémas en plein air, dans un temps de pose correspondant à la durée du film. Il en résulte un effacement des spectateurs, mais aussi de l’image filmique elle-même. Le photographe plasticien se situe dans un après dystopique de l’humanité et capture ce qui n’est déjà plus. Le paysage demeure comme vestige de l’humanité.
Hiroshi Sugimoto.
La Photographie Pure et la Photographie Objective, en se dégageant de l’emprise de la plastique picturale, se sont saisi du paysage moderne comme un de ses sujets de prédilection. On suit dans la transformation de ce motif photographique l’évolution de la croyance dans le progrès technique et social au désenchantement dystopique en passant par une intense phase critique et contestataire n’ayant cependant pas encore renoncé à un certain optimisme quant au futur. L’heure est maintenant à la prise de conscience du nouvel âge, celui de l’anthropocène et de la crise des modèles sociaux hérités du passé.
Andreas Gursky.
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Auteur : Thierry Grizard - Source : artefields.net