Philippe Cognée et la décrépitude
Délitements entropiques
Philippe Cognée | « Crowds »
Philippe Cognée (1957/…) est exposé du 7 janvier au 4 mars 2017 à la galerie Daniel Templon, Paris. On peut y voir dans sa manière bien spécifique des « foules » en essaims parcourues d’énergies entropiques où l’individualité se dissout. Il y a aussi des architectures en déliquescence. L’artiste représente la décrépitude urbaine et sociale et façonne la surface du tableau comme si elle était elle même un moment archéologique ou géologique de ce délitement.
Suburbain, dystopie et uchronie
Philippe Cognée au même titre qu’une Eva Nielsen, Jeremy Liron ou un Anselm Kiefer semble être fasciné par les ruines, le suburbain et l’étiolement. On oscille avec ces artistes de la ruine, (existante et/ou re-interprétée), entre la dystopie, l’uchronie et une sorte d’archéologie du présent et des ses projections possibles dans le futur.
La toile comme sédimentation
Depuis le Pop Art d’un Rauschenberg et ses « combine painting » ou même de Daniel Spoerri en passant par la photographie des marges chez Egglestone ou Nan Golding et aussi le cinéma décrivant la modernité et les villes (Antonioni, Lynch, etc.) la vie urbaine et ses désordres cancéreux est un thème récurrent de l’art moderne et contemporain.
Le suburbain comme lieu hybride fascine de nombreux artistes depuis les années cinquante. C’est de plus une sorte d’écho pessimiste aux ruines mélancoliques du romantisme, ou même des Arcadies et paysages élégiaques de la renaissance.
- Chez Eva Nielsen par exemple il s’agit de combinaisons à la Ed Ruscha qui décrivent un suburbain où le désordre redonne à la Nature l’occasion de regagner du territoire.
- Chez Jeremy Liron il s’agit avant tout des banlieues et leur quotidien déformé par l’espèce de vide social et presque ontologique qui les caractérise.
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Délitement général
Chez Philippe Cognée la toile est elle même en décrépitude, elle se délite et se stratifie à l’image de couches géologiques ou archéologiques. La contamination de l’entropie urbaine et sociale sert de motif à l’artiste.
Les architectures sont délabrées et marquées, polluées par des courants qui la métissent: la végétation, la pourriture, les tags, le détournement d’usage, sont autant de manifestations d’une forme de polysémie.
Mais si Philippe Cognée privilégie l’urbain ce n’est pas seulement au sens strict, il ne s’agit pas que du bâti mais aussi des foules qui s’y croisent. Or l’artiste les représente comme des essaims sans individualité et parcourus d’énergies collectives qui semblent prêtent à se répandre dans l’espace, celui de la ville ou des grands lieux de rassemblement, la plage notamment.
Chez Philippe Cognée la décrépitude décrite qui est effective sur la toile est une manière de rendre visible la désorganisation au sens quasi physiologique. L’organisme social est figuré par le truchement de l’architecture en cours de délabrement (matérialisation par excellence du social) comme effectivement et métaphoriquement délité, contaminé, en voie de destruction et recomposition. C’est d’ailleurs un des liens possibles avec l’œuvre de Kiefer.
Le tableau alchimique
Le parallèle avec Anselm Kiefer si il n’est pas complètement arbitraire reste néanmoins un peu lointain. Les ruines dystopiques sont nombreuses chez l’artiste allemand en particulier dans le cadre de la série dédiée au nazisme et à ses bâtiments imaginés d’emblée par les architectes comme de futures ruines célébrant l’éternité des valeurs du Reich.
Mais Chez Kiefer la toile est « stricto sensu » un médium au sens où elle fait partie d’un processus qui ne s’arrête pas au plan du tableau. La toile « kieferienne » pourrait être décrite comme un milieu, un écosystème à l’homéostasie particulièrement instable.
Les œuvres labyrinthiques de Kiefer ont entre elles des liens organiques au figuré comme au sens propre. Tout se recycle et se développe comme un organisme chez ce dernier.
L’atelier est lui même un lieu de fermentation, transformation physique des œuvres qui sont entreposées et exposées aux vieillissement, aux éléments naturels comme artificiels, alchimiques entre autres.
La toile n’est pas simplement décrépie, malmenée, elle est transformée. Elle n’est pas seulement une ruine, un vestige, une strate archéologique, elle est réellement un processus physique.
Le tableau ne représente pas seulement il est la gestation physique, organique de l’idée, souvent labyrinthique chez Kiefer, qui l’a fait naître.
Règles, spatules et sous-couches
Le travail de Philippe Cognée présente aussi certaines filiations avec la partie abstraite de l’œuvre de Gerhard Richter ainsi que son approche de la photographie.
L’artiste nantais puise comme Richter ses sujets dans la photographie et l’imagerie du web. Ce n’est évidemment pas très original puisque la majorité des peintres contemporains le font. Cependant à l’instar de Richter la relation de Philippe Cognée à la photographie est plus intime.
On retrouve la même ambivalence à puiser dans l’image photographique ou numérique pour tout de suite la déterritorialiser. Et ceci pas uniquement en la transformant en objet ou pratique picturale.
Il y a comme dans le flou et le « photo-painting » Richteriens une volonté chez Cognée d’altérer le représentation du réel transmise entre autres par la photographie.
C’est dans la pratique de la représentation picturale l’expression de la volonté d’exhiber la texture de la photographie, d’éplucher par strates successives le plan sur lequel est venu se déposer l’image cadrée du monde extérieur. C’est comme si le peintre exhumait les épaisseurs de l’image.
D’où cette similitude pas exclusivement technique avec les grandes toiles abstraites peintes à la règle de Richter. En effet, un des aspects intriguant des pièces abstraites du peintre allemand est qu’elles peuvent aisément être vues comme des agrandissements démesurés des toiles photo-réalistes. Les grands formats à la règle présentent souvent le même flouté et filé que la partie figurative et photo-réaliste du travail de Richter, les strates et sous-couches en plus.
On peut voir un peu la même chose dans le travail à la cire, au fer et en strates de Cognée. Ce n’est pas qu’une similitude superficielle et technique, cela dénote le même rapport à la photographie et surtout au monde photographié, numérisé, contaminé et dupliqué à l’extrême jusqu’à la confusion. Plus généralement on voit bien le rapport au problème quasi tautologique de l’image peinte représentant une capture photographique du réel.
La plasticité de la photographie
En reproduisant picturalement la représentation mécanique sinon totalement objective du réel de la photographie l’on peint. Ce qui signifie qu’on figure une image, celle de la photo, avec ses propriétés bien spécifiques. Ce qu’on imite c’est la matière du cliché, d’où chez Richter le travail obsessionnel sur les rapports de tons et de lumière à travers des glacis qui troublent l’empreinte du référent initial.
Ce qui est flou ce n’est pas le tableau, la peinture, mais la figuration. La partie abstraite de ce travail est dès lors comme une plongée grossissante de cette texture et de la surface picturale, la matière propre du tableau.
Chez Cognée il y a la même question sur cette surface d’impression, doublée d’une corruption reflétant l’entropie du quotidien de la modernité (actuelle). Cette obsession pour la surface relève au fond des préoccupations de l’abstraction dans tous ses avatars.
Ces peintres qui reviennent à la figuration sont intimement des héritiers des problématiques de l’art abstrait. Ils figurent en pleine conscience de ce qu’est au fond la surface picturale. Ils peignent l’incroyable ténuité du plan où se dépose la représentation, le support de l’expression plastique.
Mais à l’inverse de l’abstraction la plus radicale ces artistes figuratifs luttent pour conserver une relation au visible tout en étant lucides sur les paradoxes de toute forme de dédoublement du « réel », à plus forte raison quand on part de sa reproduction mécanique ou de sa virtualisation numérique.
Pixel et peinture
Cette question de la texture du réel est très ancienne et remonte même en occident jusqu’aux philosophes grecs. Cependant la modernité de notre temps apporte une nouvelle dimension qui a été imaginée parfois dans les pires cauchemars littéraires.
En effet, le numérique a contaminé tout l’espace de la représentation du réel. De nombreux artistes abordent ces notions de déréalisation, de multiplicité, de dividu, etc.
Ce flot qui se répand sans plus aucun souci des faits, de vérification et d’authenticité, agit comme une contamination et semble invalider bien des questionnements sur le vrai, l’assertion et la démonstration, le privé et le public, etc. La liste est longue. L’exposition Coworkers au MaM en 2016 (vérifier) donnait un aperçu de cette mouvance, questions qui sont aussi le centre du travail d’artistes comme Clement Valla, Rollin Leonard ou Cory Arcangel .
De la « veduta » à Matrix
Pour revenir à Cognée il y a comme une forme de nostalgie et de fascination à voir la stabilité du réel s’effondrer. D’ailleurs le travail par stratification et décomposition sur le plan de la toile pourrait être considéré comme une « veduta » et encore peut-être davantage comme un écran, un voile qui se déchire.
Or il y a un jeune peintre français David Lefebvre qui littéralement transpose la contamination de la surface picturale par le numérique, le pixel et le doute à la Matrix sur le bien fondée de cette tentative de créer un plan où on pourrait lire les ambiguïté de la représentation.
Lefebvre peint des paysages et des tableaux de genre, entre autres à la Courbet, qui se décomposent, se trouent ou s’effilent pour laisser transparaitre un noir total ou des motifs de pixel, comme si déjà la virtualisation l’avait définitivement emporté. Cognée est évidemment moins littéral et aussi probablement plus confiant en le bien fondé de peindre encore.
Au fond la peinture n’a jamais été vraiment réaliste. Elle à toujours été une manière de penser, un espace d’idées « littéraires » et/ou plastiques, un théâtre (la renaissance par exemple), une métaphore/métonymie. Chez Courbet lui même (la femme au bain) pourtant étiqueté réaliste il y a, par delà la scène de genre et l’âpreté de la figuration, un désir de peindre (au sens fort) la toute puissance de la matière transposée sur la toile, la matérialité des couleurs, textures et masses posées sur le plan pictural, dans le cadre. Pour finir certains détails de Courbet pourraient annoncer, sans trop forcer la comparaison, ces délitements picturaux, la force d’abstraction de la peinture même quand elle figure.
Philippe Cognée technique :
Philippe Cognée s’inspire de photographies et d’images issues du web. Il compose ensuite numériquement des architectures, foules, etc. puis les projette sur toile peinte avec un mélange d’encaustique et de pigments de couleur. L’ensemble est ensuite recouvert d’un film plastique rhodoïde qu’il chauffe avec un fer à repasser ce qu’il lui permet d’obtenir un effet de coulures, de flou et de stratification des masses colorées. Le résultat oscille entre matités et brillances où la matière sous l’effet de décollement fortuits se creuse et s’étiole. Ce qui était initialement une manière de contrecarrer les effets de style est devenue finalement une des marques spécifiques du travail de Philippe Cognée, presque une signature.
© Philippe Cognée
Philippe Cognée est présent dans les collections suivantes:France Musée des Beaux-arts d’Angers, Angers FRAC – Franche-Comté, Besançon CAPC – Musée d’art contemporain, Bordeaux Institut culturel Bernard Magrez, Bordeaux FRAC – Basse-Normandie, Caen FRAC des Pays de la Loire, Carquefou FRAC – Auvergne, Clermont Ferrand Musée de l’abbaye Sainte-Croix (MASC), Les Sables d’ Olonne FRAC – Provence-Alpes-Côte d’Azur, Marseille Le Ring – Association loi 1901, Nantes Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris FRAC – Ile-de-France – Le Plateau, Paris Centre Pompidou, Paris FRAC – Haute-Normandie, Sotteville-lès-Rouen Musée d’Art Moderne et Contemporain (MAMCS), Strasbourg Portugal Berardo Museum, Lisboa
Adjudications, quelques exemples:
- “Grande surface électroménager” (1997), peinture , Encaustique , 130 cm x 108 cm. Estimation: 18 000 € – 25 000 €, prix au marteau: 17 000 €. Artcurial le 06/12/2016. Lot N° 65. France.
- “Supermarché Leclerc” (2000), peinture , Encaustique , 153,5 cm x 130 cm. France. Estimation: 25 000 € – 35 000 €, prix au marteau: 25 000 €. Artcurial le 06/12/2016 lot N° 64. France.
- Hall (2004), peinture , Huile/toile , 170 cm x 230 cm. Estimation: 24 928 € – 43 624 €, prix au marteau: 24 928 €. Beyaz Pazarlama ve Muzayedecilik, le 27/03/2016. Lot N° 99. Turquie.
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- Courtesy galerie Daniel Templon.
Auteur : Thierry Grizard