Philip-Lorca diCorcia, un photographe disruptif
Philip diCorcia de la mise en scène à la procèdure
Philip-Lorca diCorcia est un photographe américain qui aime pratiquer l’ambiguïté. Il exerce de front deux activités qui peuvent parfois s’avérer conflictuelles. Il est à la fois photographe publicitaire, (depuis le début des années 1980, il effectue des travaux de commande pour des magazines tels qu’Esquire, Fortune ou Details), et artiste plasticien.
Concernant son engagement artistique, celui-ci porte indéniablement la marque stylistique des magazines. C’est intentionnel, ce photographe a pour sujet exclusif le monde urbain, dont Hollywood et les marginaux qui gravitent à la périphérie de l’image glamour de la cité du cinéma. Il montre ainsi, dans des mises en lumière très étudiées, marquées du sceau de l’artifice, les marges, la classe moyenne déclassée ou ennuyée, les laissés-pour-compte d’un univers factice à la narration bien huilée. Philip-Lorca diCorcia est un artiste disruptif mettant en doute la représentation sociale dominante, comme le medium lui-même qui permet de véhiculer ces façades sociales aux arrière-cours nauséabondes et douteuses.
Le « groupe » de Boston et Philip-Lorca diCorcia
Philip-Lorca diCorcia est, en général, affilié à un groupe de photographes désignés sous le nom de Boston School. Les Five of Boston, à savoir Nan Goldin, David Armstrong, Mark Morrisroe, Jack Pierson et Philip-Lorca diCorcia lui-même, se sont rencontrés durant leurs études au School of the Museum of Fine Arts de Boston. C’est à peu près leur seul trait commun, si ce n’est tout de même un intérêt partagé pour le malaise de la post-modernité et une description intimiste, qui soit proche du sujet photographié. Quant aux styles, techniques et influences chacun a emprunté des chemins très disparates.
Le photographe plasticien américain se distingue par ses mises en scène « in situ » cultivant le paradoxe d’être à la fois documentaires et artificielles. La forme déroge aux canons habituels de la photographie de témoignage et d’information. Par son intérêt pour les marginaux il pourrait être associé à des photographes tels que Peter Hujar, Diane Arbus ou Nan Goldin (qu’il a d’ailleurs abondamment photographié). Mais la spontanéité est totalement exclue de son travail. Par la forme, très apprêtée, posée et reconstituée il relève de la sphère de la Staged Photography. La mise en situation ne relève toutefois pas systématiquement de la reconstruction à la Jeff Wall. Dans ses séries les plus emblématiques Philip-Lorca diCorcia procède davantage à l’instar d’un artiste conceptuel. Il met en place une procédure et l’applique rigoureusement, c’est notamment le cas dans les séries « Heads » et « Hustlers ». L’acte de photographier s’assimile dès lors à une performance.
S’agissant des influences, voir notre carte heuristique
L’image et le document
A ses débuts, à partir des années 1990, Philip-Lorca diCorcia, sous l’influence de Jeff Wall, ne réalise ses clichés qu’en studio. C’est l’objet des pièces réunies en 2003 dans la série « A Storybook Life ». Inspiré par la mise en scène cinématographique (il a vainement tenté tout d’abord de travailler dans l’industrie du cinéma) il reconstitue en studio des images de la banalité. L’éclairage est totalement artificiel, (évoquant parfois Edward Hopper), le cadrage à hauteur de poitrine, sur pied, en plan américain ou tel un « Establishing shot », les protagonistes posent et apparaissent comme figés par un arrêt sur image.
Cependant la similitude avec Jeff Wall n’est évidemment pas totale. L’instigateur de la Staged Photography se concentre essentiellement sur le désenchantement du monde post-moderne et recourt pour se faire à des citations implicites à l’histoire de l’art, afin de mieux souligner la perte d’aura, à la fois du médium de création, de l’œuvre elle-même et de la société contemporaine. Jeff Wall, fortement marqué par sa lecture de Walter Benjamin, semble vouloir mettre en images le discours de l’auteur qui a souligné l’importance de l’avènement de la photographie dans le monde de la création artistique.
Inversement, Philip-Lorca diCorcia s’intéresse peu aux référents artistiques. En tenant de la Boston School, il est avant tout préoccupé par la représentation du particulier, de l’intime, de l’individu pris dans l’écheveau des coercitions sociales. Le paradoxe est que se méfiant du medium photographique lui-même, et de toute forme de représentation prétendument objective, spontanée, réaliste, il préfère jouer la carte de la fiction documentaire (et narrative) de l’intime, tout du moins jusqu’aux séries « Streetworks » et « Heads ».
The Picture Generation et Philip-Lorca diCorcia
Dans sa défiance critique à l’égard de la représentation photographique, Philip-Lorca diCorcia est proche de la Picture Generation dont les figures de proue sont Cindy Sherman et Andres Serrano.
Cindy Sherman se consacre durant toute sa carrière à la déconstruction des images dominantes, qu’il s’agisse de la représentation des femmes, de la sexualité, du genre ou de la fascination pour le « jeunisme ». Pour parvenir à ses fins elle construit des pantonymes sarcastiques, parfois grotesques, où elle interprète le seul et unique rôle principal.
Quant à Andres Serrano brosse un portrait sans concession de l’Amérique à travers une forme contradictoire d’académisme compassé.
On voit bien la similitude avec la démarche de Philip-Lorca diCorcia. La mise en abime des équivoques de toute forme de représentation ; le recours à une grammaire formelle en contradiction avec le sujet ; l’ironie du propos et son indécision, tous ces éléments se retrouvent chez chacun de ces trois artistes américains. Il y a cependant une différence notoire quant à l’objet signifiant de la photographie mise en scène. Chez Cindy Sherman, comme Andres Serrano le propos est ouvertement conceptuel et tend à l’universel. Chez Philip-Lorca diCorcia il y a une détermination jamais prise en défaut de ne pas être didactique. Son but n’est pas de s’adonner à une forme d’heuristique critique, mais de se cantonner obstinément au particulier, à l’individuel, aussi désincarné soit-il par la distanciation formelle et l’absence d’empathie affichée.
De l’usage des fonds publics et Street Work
Une des séries les plus représentatives de cette approche du particulier est indéniablement « Hustlers ». Une série que le plasticien a réalisé autour des prostitués masculins qui arpentent les rues de Los Angele
A partir du début des années 1990 Philip-Lorca diCorcia quitte son studio et renonce à la mise en scène intégrale de ses clichés.
En 1989 il obtient une bourse d’Etat de la National Endowment of the Arts sur un projet personnel dont il n’a pas informé l’institution de toute sa teneur. Son projet en effet consistait à photographier des prostitués, non plus en reconstruisant en studio l’intégralité de la situation, mais à aller à la rencontre de ces hommes pour les capturer dans leur véritable environnement, à savoir Santa Monica Boulevard à Hollywood.
Prenant le contre-pied de ce qu’il avait entrepris précédemment, il limite son intervention au cadrage et l’éclairage, pour le reste tout doit se passer « in situ », ou pour emprunter le vocabulaire cinématographique en « décor naturel ».
Chaque cliché est légendé, en indiquant le lieu et la somme dépensée pour la prestation du modèle. Si ceux-ci continuent à poser et sont pris dans un éclairage artificiel, Philip-Lorca diCorcia a néanmoins radicalement modifié sa démarche. Il passe de la Staged Photography, ou du « tableau » photographique à la procédure qu’il réduit autant que possible. La photographie se mue en performance de type nominaliste ou conceptuelle. On se situe entre le reportage documentaire et la déterritorialisation qui consiste à introduire dans la reproduction du réel, ici photographique, une fracture disruptive.
La démarche est très proche de celles des hyperréalistes et encore davantage de celle des sculpteurs hyperréalistes, notamment Duane Hanson. Ce dernier reproduisait de manière vériste des situations ordinaires de la classe moyenne et déracinait ce fragment de réel pour l’exposer dans les galeries et autres hauts lieux élitistes. La déréalisation d’un côté et la greffe de cet événement hors de son contexte produit un effet saisissant d’effraction du réel.
Le procédé consistant à éclairer de manière ouvertement artificielle un sujet, qui en outre pose, conduit au même effet de déséquilibre. C’est bien un document « in situ », pourtant il y a défaut de vraisemblance. La pratique de Philip-Lorca diCorcia ne vise rien d’autre que ce surgissement de l’inauthentique dans ce qui pourtant est un document exact, que la légende se charge en outre d’authentifier.
La photographie procédurale
A partir de 1993 le photographe poussera la méthode plus loin en renonçant à l’arbitraire de la pose et d’une certaine forme de persistance de la mise en scène.
Avec la série « Streetworks » Philip-Lorca diCorcia introduit le hasard dans la procédure. Ne demeure de la mise en scène que l’éclairage. En effet, le plasticien dans cette série se contente d’installer un groupe de flashs dans la rue pour photographier aléatoirement des passants des rues de Naples, Paris, New York ou Londres. Par cette méthode il élimine les derniers oripeaux de la Staged Photography, ne reste que des systèmes d’éclairage qui ont pour seule fonction d’arrêter le mouvement et non plus de produire une certaine qualité de lumière.
Deux autres séries similaires suivront. Dans « Heads » le photographe ne fige plus le mouvement, il isole les visages d’inconnus qui ne sont pas avertis de cette capture, qui en sont à peine conscients.
Avec « Two Hours », le photographe automatise la procédure en réglant les flashs sur un rythme de 11 saisies aléatoires sur une durée de deux heures des rues de La Havane. Hormis l’installation technique la part subjective est oblitérée.
On observe donc chez Philip-Lorca diCorcia un dessaisissement progressif de la part d’intervention du créateur qui de metteur en scène de studio méticuleux parvient à l’appréhension aléatoire de sujets avec lesquels il n’a plus la moindre relation.
Le précipité de cette alchimie photographique déstabilise la notion même de création, de subjectivité, tout en soulignant la fragilité d’une représentation vraie, qui se réduit finalement à une vraisemblance plus ou moins convaincante. Comme en physique subatomique, il est impossible même, en mécanisant la capture, de parvenir à une captation certifiée. Les visages de la dernière série « Heads » ne sont précisément que des têtes dont on peut tout dire sans pourtant énoncer quoique ce soit d’assuré. C’est le cœur du projet de Philip-Lorca diCorcia fragiliser la reproduction mécanique du réel.
Repères biographiques :
- Philip-Lorca diCorcia est né en 1951 à Hartford, Connecticut.
- Il vit et travaille à New York.
- Formation :
- 1979 : M.F.A., Yale University, New Haven, Connecticut
- 1976 : Post Graduate Certificate, School of the Museum of Fine Arts, Boston
- 1975 : Diplomé de la School of the Museum of Fine Arts, Boston
- 1993 : Première exposition personnelle dans un musée organisée par le The Museum of Modern Art, New York.
- 2007 : Représenté par la galerie David Zwirner.
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© Philip-Lorca diCorcia.
Courtesy : David Zwirner gallery.
Auteur : Thierry Grizard