Talia chetrit et l'ego-portrait
Quel est l’objet de l’objectif ?
La jeune photographe américaine Talia Chetrit(née à Washington DC en 1982, elle vit et travaille à New York) fait graviter son travail autour de la notion d’intimité, de vie privée à l’ère d’Instagram et de l’egoportrait. Elle applique fréquemment cette problématique de manière littérale, en pratiquant le portrait narcissique avec miroir ce qui induit d’office la mise en abîme sur la pierre d’achoppement de l’itération. Sur bien des points son travail est à situer dans le domaine de la photographie conceptuelle à mi-chemin de Francesca Woodman, Cindy Sherman et Vanessa Beecroft. On peut également déceler de nombreux hommages aux grandes figures du féminisme de l’art moderne, notamment Valie Export (« Jeans », 2016), Ana Mendieta et Carolee Schneemann.
L’Origine du Monde et l’œil de la photographie
Talia Chetrit épaissit le propos en se mettant en situation d’Origine du Monde. En effet, elle est fréquemment son propre modèle et prend la pause en pastichant les images des autofictions telles qu’on les trouve sur Facebook ou Instagram. Elle introduit néanmoins l’incongruité en exposant au premier plan sa vulve dans des contorsions parfois inspirées de la pornographie ou des selfies sirupeux des bimbos du web. En outre, le rappel constant du sulfureux tableau de Gustave Courbet met en exergue l’occultation des femmes derrière les images de la « féminité » et de l’érotisme conventionnel.
L’autoportrait nue en posture d’Origine du Monde, comme une source ou un retour de l’image à son origine, trouble définitivement les catégories rassurantes prétendant isoler l’intimité privée du regard narcissique publique.
Par-delà une première impression de superficialité et de provocation facile on perçoit la complexité du travail de l’artiste qui nous fait franchir les fragiles limites de la bienséance pensante.
D’autres séries explorent soit l’ambigüité de toute photographie à la suite des trois Thomas de la photographie objective allemande (Thomas Ruff, Thomas Struth, Thomas Demand), soit la frontière poreuse, dans le registre de la photographie, entre l’intime, le privé et ce qui est offert sciemment ou accidentellement.
Voir, vu et être vu
Talia Chetrit, dans la série « Streets » (2015/…), (un hommage sarcastique à la Street Photography (voir notre article)), file la métaphore de l’anonymat et du voyeurisme photographique à la longue focale, qui dérobe des moments anonymes (les passants newyorkais) et extrait dans le même temps un moment privé dont le secret demeure insondable. Elle multiplie les plans intermédiaires (rideaux, montants de fenêtres, reflets du photographe) qui sont comme autant d’obstacles qui occultent partiellement l’objet scopique comme ils dissimulent et révèlent le voyeur.
Talia Chetrit, ‘Streets #5’, 2018 in Showcaller (MACK, 2019). Courtesy the artist and MACK.
Dans la série « Sex » (2016/…) elle se met en scène avec un partenaire sexuel photographiant au moyen d’un déclencheur filaire leurs ébats dans des cadres bucoliques et kitsch. La construction conceptuelle est identique aux séries précédentes : le voyeur qui est en tant que regardeur derrière l’objectif, l’objet scopique complice de l’échange et donc en situation d’exhibitionniste déclenchant lui-même l’instant de la capture. Talia Chetrit s’évertue donc à faire bouger toutes les frontières, l’actif et le passif, le sujet réifié et le voyeur dévoilé et piégé, etc.
Talia Chetrit. ‘Untitled (Outdoor Sex #1)’, 2018 in Showcaller (MACK, 2019). Courtesy the artist and MACK.
Dans la série consacrée aux photographies de famille revisitées, elle recadre des images privées en vue de leur octroyer une dimension formelle ou narrative totalement étrangère au référent initial.
L’essentiel de sa démarche consiste donc à mettre le scopique et son medium (l’œil de la photographie) au centre du dispositif conceptuel en vue de faire céder les fondements déjà bien ébranlés de l’image en général et de la photographie en particulier (voir notre article).
Talia Chetrit, ‘Untitled (Bottomless #4)’, 2015, in Showcaller (MACK, 2019). Courtesy the artist and MACK.
Talia Chetrit, ‘Self-portrait (all fours)’, 2017 in Showcaller (MACK, 2019). Courtesy the artist and MACK.
« Showcaller », Première monographie consacrée à Talia Chetrit
MACK books OTA bound paperback with flaps 29 x 22 cm Publication date: January 2019 ISBN: 978-1-912339-41-9
© Talia Chetrit. Talia Chetrit est représentée par la galerie Kaufmann Repetto Courtesy the artist, Courtesy MACK, courtesy Kaufmann Repetto gallery.
Talia Chetrit, ‘Daphne (Foot)’, 2013/2016 in Showcaller (MACK, 2019). Courtesy the artist and MACK.
Auteur : Thierry Grizard