Yung Cheng Lin et les corps hors limites
Du surréalisme à l’hybridation
Yung Cheng Lin est un artiste taïwanais illustrateur, sculpteur et photographe qui soumet le corps féminin à d’étranges métamorphoses dénonçant la chosification des femmes.
Du surréalisme à l’hybridation
De prime abord les photographies de Yung Cheng Lin paraissent d’inspiration surréaliste toutefois on remet en cause presque immédiatement cette référence. Il n’y a pas ici de disjonctions, presque pas de collisions symboliques mais des hybridations. On est bien plus proche des dernières évolutions de la sculpture hyperréaliste qui tend aux épissures les plus improbables. La propagation du thème du dividu, de l’individu multiple et le sentiment angoissé de la perte d’identité, n’est évidemment pas un hasard dans une société qui se virtualise à grande vitesse, qui se trouve confrontée à la mondialisation et à une forme d’uniformisation régressive. L’artiste plasticien taïwanais illustre avec brio, parfois humour, ce type de questionnement.
Yung Cheng Lin ou le glissement des frontières
Yung Cheng Lin associe l’artificiel et le corporel dans des compositions minimalistes à l’éclairage uniforme et des mises en scène sans apprêt. Il s’intéresse aux sécrétions et flux du corps qu’il soumet de surcroît à des bondages plus ou moins suggérés.
Mais ces Kinbaku n’ont rien d’érotique ils sont une manière d’appliquer la rigueur acérée de la géométrie à la fragilité des corps contorsionnés. Ce qui rappelle inévitablement Nobuyoshi Araki, aussi bien en raison de l’usage du bondage que pour l’aspect dépouillé et cru des prises de vue.
Autre détail rappelant le photographe japonais ces mouches qui parsèment les clichés de Yung Cheng Lin. Une manière de rappeler la précarité des chairs et de souligner aussi, que sous l’enveloppe esthétisée, il y a de l’organique qui palpite, secrète et transforme.
La présence des fruits traités comme des protubérances souligne ce rapport entre la périphérie du corps, l’épi-derme, et le bouillonnement organique intérieur qui se manifeste jusqu’à la surface de la peau dans ses multiples altérations et palpitations. Les bananes deviennent après ingestion des exosquelettes. Ceci rappelle un peu David Altmejd, le plasticien canadien, qui fait œuvre de sculpteur sur l’idée même de flux, flux inconscients comme corporels.
Réflexions photographiques
A l’opposé d’Araki le travail de Yung Cheng Lin n’a cependant rien d’un journal plus ou moins apocryphe. Les images du plasticien sont comme des réflexions lapidaires souvent dérangeantes sur l’unité du corps, l’aliénation consumériste, et le concept de dividu . C’est par la forme et le propos plastique un travail d’artiste conceptuel.
Filiations et singularité
On peut voir aussi, dans le travail photographique de Yung Cheng Lin, beaucoup de rappels implicites qu’il s’agisse d’Ana Mendieta ou Francesca Woodman voire Yayoi Kusama.
Concernant la relation avec Ana Mendieta le lien est naturel puisqu’un des axes du travail de l’artiste américano-cubaine gravitait autour de la question du genre et de l’aliénation du corps féminin à travers ses représentations dominantes. La série « Glass on Body » présente des similitudes étonnantes avec les images du taïwanais.
L’affinité du travail de Yung Cheng Lin avec Francesca Woodman est encore plus frappante, même économie de moyens, même mise à nu sans afféterie du corps dans sa fragilité, et une réflexion commune sur la singularité, l’identité, et les mutations possibles.
La relation avec Yayoi Kusama est plus accidentelle, plus formelle, en effet les corps métamorphosés par le plasticien sont parfois parcourus de polka dot. Mais chez Lin la pollinisation kusamienne ressort plutôt de la contamination dermatologique que du fantasme se déversant dans le réel.
Toutes ces filiations n’ôtent rien à l’originalité et la force du travail de Yung Cheng Lin, c’est globalement fort, très singulier tout autant que fécond visuellement et intellectuellement.
Yung Cheng Lin est un personnage plutôt discret mais il a tout de même donné quelques interview dont une pour Empty Kingdom que l’on peut lire ici . Par ailleurs, il dispose sur Tumblr d’une page dédiée que l’on peut voir ici.
© Yung-Cheng Lin.
© Yung Cheng Lin.
Auteur : Thierry Grizard