Luc Tuymans, peinture et soustraction
Luc Tuymans, une peinture réductive
Peinture cinématographique
Luc Tuymans se définit davantage comme un artiste visuel qu’un peintre, il se consacra d’ailleurs entre 1981 et 1985 à la réalisation de films pour revenir finalement à la peinture, qu’il pratique comme l’aboutissement d’une réflexion et une maturation visuelle plus ou moins longue. Le médium pictural l’intéresse comme moyen d’exécution aux spécificités propres à répondre aux questions posées par l’histoire et son récit ainsi que l’image en tant que figuration. La peinture comme « art » n’est pas pour le plasticien belge une finalité en soi.
© Luc Tuymans.
Entre Luc Tuymans et Gerhard Richter (voir nos articles) ils existent de nombreuses corrélations qui soulignent le rapport étroit de leurs peintures avec l’image photographique ou cinématographique. Le rapport à la photographie chez Gerhard Richter peut, pour partie, se définir comme une subjugation volontaire recherchant une distanciation objective de la peinture relativement à la narration figurative. Gerhard Richter veut pouvoir faire de la figuration « abstraite » qui ne s’intéresse pas au sujet et au motif mais à la surface de représentation en l’occurrence le plan pictural.
Chez Tuymans on discerne la même volonté de faire de la figuration « conceptuelle » et minimale en utilisant notamment la puissance paradoxale d’abstraction de la photographie et de la narration cinématographique. Luc Tuymans se livre à une figuration, c’est à dire une reproduction du visible, qui dans un même mouvement reproduit le visible tout en se dérobant. A l’image d’un autre grand peintre belge : Michaël Borremans, Luc Tuymans cultive l’idée de la toile comme nœud pictural suspendant le discours en le provoquant. La ressemblance s’arrête néanmoins là. En effet, Michaël Borremans développe dans sa peinture un aspect scénique et théâtral s’appuyant sur des prises de vues photographiques, alors que Luc Tuymans ne met rien en scène, il n’imagine pas, ne compose pas, bien au contraire, il se saisit d’images existantes qu’il dissèque dans une aperception cinématographique où l’essentiel de ce qui est représenté se situe avant ou après un acte de fulguration, lié le plus souvent à la violence.
D’autre part l’artiste visuel anversois s’approprie l’image pour ses qualités non composées picturalement exactement comme Gerhard Richter. L’un et l’autre ne retiennent que des photographies avec le minimum de qualités formelles. Mais alors que le peintre allemand tente d’évacuer le pathos, la subjectivité et toute forme de récit, Luc Tuymans en appel à l’histoire, grande ou petite. Le moment visuel rendu picturalement et extirpé du flux des images s’inscrit, le plus souvent, dans un récit plus ample dont le peintre ne nous donne les clés qu’à travers un éventuel commentaire, sans lequel dans la plupart des cas il est impossible d’identifier ses « abstractions narratives » qui se résument à un plan elliptique quasi cinématographique de l’histoire (la « fable » du « monde » (umwelt)).
© Luc Tuymans, « Issei Sagawa », 2014, huile sur toile 74,3 × 81,9 cm. Tate.
Les plans du cinéma ne sont pas des photographies, le temps fixe et « décédé » de la photographie au contraire s’écoule encore au cinéma. L’objet cadré, découpé prend en outre une autre distance en raison de la durée du plan. Il y a entre le référent (scénique) filmé et le cadre (qui extrait) le temps du plan qui n’est pas la temporalité des événements mais celle du rythme du découpage et du montage. De surcroit, au cinéma, la temporalité continue d’exister jusque dans la projection (on pourrait aller jusqu’à parler de rétroprojection). Les toiles de Luc Tuymans sont comme des moments de cette projection, des plans isolés d’un montage dont le sens précis échappe au regardeur/spectateur. Le plasticien belge imagine ses tableaux comme des plans précédant ou suivant un moment lié le plus souvent à l’histoire ou un événement traumatique, (Issei Sagawa dévorant en 1981 sa compagne Renée).
L’inconscient optique
Cy Twombly (voir notre article sur Sally Man) qui a beaucoup pratiqué la photographie l’utilisait pour sa capacité à fragmenter, pour sa fonction interstitielle, ce qu’il désignait comme « l’inconscient optique », autrement dit, ce que l’œil ne peut percevoir. Pour Cy Twombly la puissance de la photographie est analytique, elle dissèque, elle décompose et soustrait au mouvement, et paradoxalement à la durée. C’est ce qui la différencie de manière radicale de la peinture qui est synthétique. L’imagination du peintre agrège y compris dans le registre narratif. La photographie dans sa vivisection du devenir est de manière inattendue profondément abstraite et non réaliste (du point de vue de la perception humaine). Elle reproduit du réel hors du temps et de la synthèse perceptuelle. Elle est mécaniquement objective tout en étant profondément irréaliste. Or Luc Tuymans semble percevoir cet inconscient optique, dans certaines images, il appréhende suivant les deux sens du terme la puissance de béance, de chaos, d’interruption d’intelligence des images. Comme Cy Twombly qui retravaillait ses Polaroïds pour en révéler la prégnance formelle, Luc Tuymans cherche en peignant des images à en retenir et en dévoiler toute la violence latente. Une peau de léopard (« Leopard » 2000) dépecée en guise de descente de lit ou un vulgaire radiateur (« Dad’s heat » 2013) vu en plongée comme chez David Lynch peuvent devenir des apertures inquiétantes où dans les interstices offerts par l’inconscient optique certaines pulsions de mort, des angoisses irrépressibles se débondent, submergent l’évidence et font chavirer la banalité du visible.
© Luc Tuymans, « Dad’s Heat », 2013.
© Luc Tuymans, « Leopard ».
Les précipitations et accrétions du tableau
Luc Tuymans partage avec Adrian Ghenie la même fascination pour les monstres de l’histoire. Le spectacle de l’atroce dans l’histoire, les faits divers ou le quotidien génèrent fréquemment une fixation émotionnelle sous forme d’images persistantes qui reviennent nous hanter. Ces images obsessionnelles produisent chez Adrian Ghenie un tableau sous forme de gestes et de collisions formelles à caractère expressionniste. Chez Luc Tuymans le tableau est l’accrétion, le précipité « culturel » subjectif d’une maturation du sujet (plus ou moins traumatique) qui sera figuré. Les deux artistes malgré leurs « styles » radicalement opposés ont un rapport cathartique à la toile, à la surface où se dépose l’aveuglante image. Une autre artiste (très proche du peintre belge), Marlene Dumas (voir nos articles), entretient avec le tableau comme plan de « figuration » le même type de relation problématique. L’artiste sud-africaine à l’instar de Luc Tuymans se débat avec la figure qui ne veut pas tenir ou tient mal dans le cadre. Les figures sont alors pour tous deux réduites, « minimalisées », laminées, dépersonnalisées. Le tableau est comme un récipient où l’accrétion entropique des images ne va pas de soi et semble constamment et dangereusement excéder le cadre.
© Luc Tuymans, « Bend Over », 2001, huile sur toile 60 × 60 cm. Collection privée.
Peindre que le jeudi ou le vendredi
Luc Tuymans paraît travailler suivant une routine stricte. En effet, le rituel prétendu, en tout cas revendiqué, de Luc Tuymans consiste à ne peindre qu’une fois la semaine d’une seule traite après une certaine période de maturation. Une gestation qui repose sur la collection arbitraire d’images de presse, anonymes ou prises par lui-même via un smartphone ou un Polaroïd, jusqu’à produire des photographies de photographie et ainsi de suite pour parvenir finalement à une certaine qualité formelle obtenue également numériquement à la palette graphique ou par retouches. La documentation plus ou moins approfondie du sujet fait évidemment partie du processus. Rien de bien original, presque tous les artistes visuels travaillent ainsi, aller sur le motif est devenu incongru, ce serait d’une confiance inacceptable envers le médium.
Le rituel de Luc Tuymans a néanmoins ceci de particulier qu’il n’a pas lieu dans l’atelier, en présence de la toile et encore moins en cours d’élaboration de cette dernière. La peinture n’est que l’ultime étape, une forme d’exécution minutieusement préparée, préméditée mais accomplie dans une unique séance d’improvisation autour du thème et selon la fixation visuelle initiale. L’image originelle est bien reproduite fidèlement mais sans minutie, dans un « style » brutal, réducteur, approximatif.
© Luc Tuymans, « La Pelle ».
Émulsion picturale
Ainsi de « Body » (1990, huile sur toile 48,5 × 38,5 cm Collection S.M.A.K. Stedelijk Museum voor Actuele Kunst, Ghent) une image de poupée désuète décapitée par le cadrage. Ce n’est ni un corps, ni un pantin, c’est l’image rémanente de l’image d’un corps démantibulé, violenté, brisé où les fermetures éclairs, permettant de lui redonner forme en la bourrant d’étoupe, sont grossièrement esquissées, suggérées, ou plutôt indiquées. La peinture est ici comme une esquisse, un dessin qui ne reproduit pas mais indique. Il s’agit pour ainsi dire d’une peinture d’annotation qui serait, en outre, en cours de développement exactement comme les Polaroïds que l’artiste belge utilise et auxquels il compare parfois le processus de sa peinture comme effacée, décolorée, en réalité, peut-être en cours de coloration. Les teintes sourdes de Luc Tuymans peuvent tout aussi bien être considérées comme un processus d’effacement, d’étiolement, ou au contraire comme une apparition progressive de l’image sur l’émulsion picturale.
© Luc Tuymans, « Body », 1990.
Violence et stupeur
Les tableaux de Luc Tuymans sont des plans d’accrétions visuelles. Il part d’une image sans qualité, bancale où il décèle une charge formelle et éventuellement émotionnelle. L’artiste peintre belge est avant tout fasciné par la violence au sens où elle n’appartient plus au dicible. La violence commence là où les mots, la raison et le discours butent. Et pourtant la violence est bien présente, elle est visible, elle crève les yeux. Rien n’est plus approprié pour rendre compte de l’excès, de la vue effarée de la violence, de sa mise en image qu’une autre image. Les images de la brutalité qui nient la conscience individuelle, qui ôtent toute trace de dignité dans la négation du sujet transformé en objet violenté, les images qui fixent la mort et donc l’anéantissement du sujet ou donnent le spectacle de la souffrance « néantisante », se dérobent au discours mais persistent dans la mémoire sous la forme d’un élément visuel étranger et irréductible. Le seul moyen de l’assimiler est de l’affadir en le répétant ou en le dépaysant ou encore en l’isolant. La peinture d’angoisse (Voir également Berlinde de Bruyckere) de Luc Tuymans relève en partie de cette démarche, elle réduit, isole, distancie visuellement l’objet d’effroi et de fixation. La distance qui est aussi une lente révélation (photogène) apprivoise l’objet, le rend acceptable au regard, le voile pictural permet de faire face à l’intolérable.
© Luc Tuymans, « Our New Quarters », 1986, huile sur toile 80,5 × 120 cm. MMK Museum für Moderne Kunst Frankfurt am Main. Don de l’artiste. Inv. no. 1994/62.
Fascination scopique
On reproche à Luc Tuymans d’user d’objets visuels historiques sans considération éthique, de faire de la Shoah, la décolonisation belge ou tout autre terreur historique un objet formel. Beaucoup reprennent également la formule d’Adorno qu’« écrire un poème après Auschwitz était barbare ». Or ces deux reproches sont sinon totalement infondés tout du moins décalés, ils n’examinent pas le motif avec attention. Le sujet de la peinture pour l’artiste visuel flamand est essentiel. Contre l’art minimaliste et conceptuel de ses débuts il refuse l’art pour l’art, soit la tautologie du médium pour lui-même comme fin. Pour Luc Tuymans l’art visuel de la peinture doit s’enraciner dans son époque, or ce qui domine selon lui c’est à la fois l’héritage catastrophique du 20° siècle, la fin des grandes utopies, l’engloutissement de l’Humanisme et le règne absolu des images et des signes. La peinture et le cinéma sont à ses yeux parmi les meilleurs moyens de rendre compte de cette faillite du discours. Certes Luc Tuymans ne donne pas de contexte, certes il ne répond à aucune des questions avancées, bien au contraire il multiplie les interrogations sur les faits, les images des faits, les images elles-mêmes et la discursivité. Ainsi dans le tableau « The Secretary of State » (2005) représentant Condoleezza Rice Luc Tuymans ne livre pas sa position, il n’y a aucune réponse, pas de jugement mais une fascination interloquée, dont on ne sait si elle est salvatrice ou tout simplement morbide.
© Luc Tuymans, « Secreary of State », 2005.
Chez Tuymans la toile est le dernier lieu où la collection et la digestion subjective et mentale d’une image viennent s’inscrire. La peinture est un moyen de dépaysement des images subjectives, photographiques et culturelles, elle distancie, ce qui permet de fixer du regard ce qui ne peut être « approché » autrement.
Repères biographiques:
- Né en 1958 à Mortsel, Belgique.
- Il vit et travaille à Anvers.
⠀ Formation :
- 2015 : Docteur honoraire, Royal College of Art, London.
- 2014 : Docteur honoraire, University of Arts, Poznań, Poland.
- 2006 : Docteur honoraire, University d’Anvers.
- 1982-1986 : Vrije Universiteit, Brussels.
- 1980-1982 : Koninklijke Academie voor Schone Kunsten Antwerpen, Antwerp.
- 1979-1980 : École Nationale Supérieure des Arts Visuels de la Cambre, Brussels.
- 1976-1979 : Sint-Lukasinstituut, Brussels.
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Galeries :
Luc Tuymans est représenté par :
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Collections (sélection) :
Collection Pinault 21st Century Museum of Contemporary Art, Kanazawa, Japan Art Institute of Chicago Berkeley Art Museum and Pacific Film Archive, University of California Bonnefanten museum, Maastricht, The Netherlands The Broad, Los Angeles Carnegie Museum of Art, Pittsburgh Centre Georges Pompidou, Paris Dallas Museum of Art De Pont Foundation for Contemporary Art, Tilburg, The Netherlands Des Moines Art Center, Iowa Fonds Régional d’Art Contemporain (FRAC) Auvergne, Clermont-Ferrand, France Friedrich Christian Flick Collection, Hamburger Bahnhof – Museum für Gegenwart, Berlin Fundacion de Serralves, Porto Hammer Museum, Los Angeles Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Washington, DC Hudson Valley Center for Contemporary Art, Peekskill, New York T he Israel Museum, Jerusalem Kunstmuseen Krefeld, Germany Kunstmuseum aan zee (Mu.ZEE), Ostend, Belgium Musée des Beaux-Arts de Nantes, France Museum voor Moderne Kunst, Ostend, Belgium Royal Museum of Fine Arts of Belgium, Brussels Stedelijk Museum voor Actuele Kunst (S.M.A.K.), Ghent Tate Gallery, London Walker Art Center, Minneapolis, Minnesota
Auteur : Thierry Grizard